Par Guillaume Lachenal | Université Paris 14 | Rue 89
Après Doc Gynéco, David Ginola et Didier Barbelivien, le régime Sarkozy vient de recevoir le soutien d’une autre vieille gloire. Bruno Latour, philosophe à succès, star des écoles de management outre-atlantique, devenu sur le tard directeur scientifique de Sciences Po, chante les louanges de la réforme des universités et de la recherche dans une tribune au journal Le Monde du 25 février. L’idylle entre le sarkozysme et les people sur le retour se poursuit.
Dans ses bonnes années, Bruno Latour avait du talent –comme d’ailleurs Doc Gynéco ou David Ginola. Des fulgurances, un sens du contre-pied qui fit souvent mouche et un goût pour les chemins de traverse qui ouvrent, dans le rap, le football ou les sciences sociales, de nouveaux horizons. C’est en mémoire de ces moments de grâce que l’on ne discutera pas en détail, comme d’autres l’ont déjà fait, du texte du Bruno Latour.
Il a le charme triste d’un concert de Didier Barbelivien: quelques succès des années 1980 réchauffés (« l’hétéronomie des savoirs » et l’éloge du scientifique-entrepreneur, ses thèmes favoris), noyés dans des longueurs qui irritent même les vieux fans qui se déplacent encore pour l’écouter. Les meilleurs refrains ne sonnent plus tout à fait juste et le reste –commentaires poujadistes et jeux de mots pénibles– n’intéresse plus personne. Restent la nostalgie et l’ennui.
On prendrait le tout avec le sourire, si la kitsch theory néo-thatcherienne de Latour ne constituait, sur le fond, une insulte aux enseignants, chercheurs, étudiants et précaires en lutte depuis plus d’un mois. Une insulte à leurs idées: il y a longtemps que le mouvement n’est plus centré sur la défense de la corporation des enseignants-chercheurs, ni d’un quelconque statu-quo dans les Universités –même s’il est effectivement quelques "agrégés du supérieur" en grève pour l’espérer.
Une insulte à leur vie, surtout: le drame des jeunes "travailleurs de la preuve" n’est pas la "dépendance infantile" envers l’Etat, ni aucune "chaîne" d’aucune sorte, mais l’absence de lien à autre chose qu’au RMI. Dans ce contexte, dont on peine à croire qu’on puisse l’ignorer Rue Saint-Guillaume, l’appel à la "libération" de l’Université tient du mépris ou, plus inquiétant pour quelqu’un qui prétend "refonder la sociologie", de l’incapacité à comprendre le XXIe siècle dans lequel il vit.
Bruno Latour, dont la carrière a commencé en Côte d’Ivoire, n’est vraisemblablement pas retourné à Abidjan depuis longtemps. Il aurait vu là-bas, ou ailleurs dans ces pays du Sud qui ont servi de laboratoire aux "réformes" qu’on nous sert aujourd’hui, que l’alternative entre néolibéralisme et biens publics n’est pas un "débat de Grand-Guignol", ni un sujet de dissertation de Sciences Po.
C’est une question tranchée depuis longtemps par nos experts en gouvernance, à qui Latour sert souvent de caution théorique, en faveur d’une "main invisible" bête et brutale comme une université fermée, comme une pharmacie vide, comme une milice privée ou comme 400 tonnes de déchets toxiques.
Bruno Latour pourrait aussi retourner en Californie, où il fit l’essentiel de son travail ethnographique il y a prés de trente ans. Ses yeux brillent si fort lorsqu’il parle de Silicon Valley qu’il ne parviendra peut-être pas à voir, depuis les campus où l’applaudiront doctorants et managers, les maisons murées et les portes closes des mille "start-up" qui n’ont jamais décollé.
Car il fait toujours beau dans l’Université dont rêve Bruno Latour; on y croise entrepreneurs et fonctionnaires, tribuns et traders, artistes et éminences grises; on y tombe la cravate; on y discute et on y rit. Inutile d’aller à San Diego: elle se tient tous les ans en Charente-Maritime, c’est l’Université d’été de l’UMP.
Il est un jour où le destin des stars bascule dans le pathétique. Doc Gynéco l’a connu à la fin de l’été 2006, en s’affichant avec Johnny Halliday au congrès d’investiture de Nicolas Sarkozy. David Ginola l’avait connu bien avant son ralliement à l’UMP. Un soir de novembre 1993, dans les dernières secondes d’un match France-Bulgarie de sinistre mémoire, il avait tenté le dribble de trop et rejoint, en privant la France de Coupe du Monde, le camp des ratés.
L’histoire des sciences retiendra que Bruno Latour a fait son "France-Bulgarie" le 25 février 2009. Il a perdu pied, trahissant ceux qui l’aimaient et confortant ceux qui le détestaient. Qu’on se rassure, on ne lui confisquera pas sa carte Flying Blue Platinum. Il continuera de voyager first class dans les universités américaines. Il continuera à maudire, en pantouflant à Sciences Po, les institutions qui n’ont jamais voulu de lui (l’EHESS ou le Collège de France).
Le père des bling-bling studies nous aura au moins appris quelque chose: il y a des "philosophes de gauche" de droite comme il y a des ailiers gauche de droite.
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